Boullier. D, Ed. Le Passeur, 2020, 238 p.
Les traces dont il est souvent question dans l’économie numérique ne sont pas nécessairement les données à caractère personnel au sens classique du terme (nom, adresse, téléphone, compte en banque, ou autres). Elles sont «des indicateurs élémentaires de comportements qui sont en fait assemblés, corrélés pour dégager des patterns (des modèles ou des types) parfois très précis ». Ce sont des «produits prédictifs» dirait Soshana Zuboff.
Les algorithmes de Machine Learning (dont sont devenus experts Facebook et Google) en dégagent des patterns, «qui sont convertis en profils et combinés au graphe social des comptes, permettant de prédire des comportements face à l’exposition à une publicité donnée».
Ce travail d’agrégation, de corrélation et de prédiction permet à ces firmes de «considérer qu’elles ne violent en aucun cas la vie privée d’individus précis et que ces données recalculées sont en fait leur propriété». Pourtant, nous sommes «décomposés comme dividus, en particules de comportements issues des traces, de ces dépôts d’attention que nous avons laissés en quantité».
Autrement dit, lorsque l’on clique sur une page ou sur un post, «cela suffit à indiquer non pas une décision, mais au moins une perception d’un signal qui nous a fait réagir, et c’est déjà beaucoup pour enrichir les algorithmes. Dès lors, un abonné d’un réseau social qui crée un compte, qui se connecte rarement et qui ne fait au mieux que regarder les posts de ses amis perd beaucoup de sa valeur. Il faut donc inciter tous les abonnés à réagir, voilà le mot-clé».
Par ailleurs, ce que les plateformes apprennent «leur sert pour produire des systèmes de captation de notre attention individuelle et collective, pour inciter tous les abonnés ou utilisateurs à revenir, à rester sur la plateforme et surtout à s’engager. Non seulement il faut capter notre attention, mais il faut l’activer sans cesse et toutes les notifications, toutes les indications de mesure et d’activité servent avant tout à cela, à susciter la réaction».
Parlant de l’espace public, certains comme Dominique Cardon, pensent que celui-ci s’est seulement fragmenté en autant de communautés ou d’espaces de discussion qui ont leurs propres normes. Ce qui n’est pas certain, car le concept d’espace public «ne me semble plus adapté, précisément parce qu’il ne prend pas la mesure de la torsion et de l’échauffement qui ont été imposés à la notion de public dans la mutation numérique qui est la nôtre».
L’expression «espace public», rendue fameuse notamment par Habermas, serait plus aisément comprise «si l’on utilisait sa version anglaise, public sphere, une sphère qui constitue un public au-delà des individus pour en faire des citoyens».
Autrement, l’espace public dans une démocratie est avant tout «celui du débat, des formes procédurales du débat, du temps et de l’espace pour construire les points de vue et prendre les décisions».
Si les médias sont aussi importants à la démocratie, c’est qu’ils sont au coeur de la formation des opinions qui contribuent à la délibération collective.
Ce que l’auteur appelle le réchauffement médiatique détruit l’espace public à grande vitesse, c’est-à-dire «ce qui nous permet de décider ensemble».
Il est par conséquent, indispensable que les démantèlements du modèle économique et de la captation des traces soient entrepris simultanément. C’est en fait, toute l’architecture de l’Internet, technique et économique, qui est en cause et qui doit être réorientée.